Le metteur en scène belge Ivo van Hove porte à la scène le sulfureux roman de Lucas Rijneveld, Mon bel animal, récit déchirant entre un homme et une adolescente que la vie a abîmés.
Quelle a été votre réaction quand Ivo van Hove vous a proposé de jouer une adolescente de treize ans qui a une relation amoureuse avec un homme de quarante-cinq ans ?
À vrai dire, cela m’a beaucoup surprise quand Ivo van Hove m’a demandé de jouer ce rôle. J’étais encore dans ma dernière année d’école d’art dramatique. Il me semblait que c’était un rôle extrêmement difficile à interpréter. Et pour être franche, la perspective de jouer ce personnage m’a aussitôt mise mal à l’aise à cause des problèmes impliqués par cette relation. C’est un sujet extrêmement sensible, en particulier aujourd’hui et il y a un risque important à aborder ce genre de questions sur un plateau de théâtre.
Aviez-vous lu Mon bel animal, le roman de Lucas Rijneveld, quand le rôle vous a été proposé ? Et qu’avez-vous ressenti à la lecture de ce livre ?
Non, je ne l’avais pas lu. C’est pour ça qu’avant d’accepter de jouer ce personnage, j’ai préféré lire le roman. Jusque-là, mes premières pensées concernant ce livre étaient qu’il s’agissait principalement d’une histoire d’abus sexuel. Mais, à la lecture, je me suis aperçue que le sujet était traité avec beaucoup de profondeur et ouvrait des perspectives que je n’avais pas envisagées. Le livre parle de la vie, de l’amour et de personnes qui veulent être reconnues. J’ai commencé à comprendre les motivations des deux personnages. Cela n’est pas évident dans ce genre d’histoire, mais comme le livre est écrit du point de vue de Kurt, vous commencez presque à l’aimer. Du moins jusqu’à ce qu’il ne se contente plus de ruminer des fantasmes dans son esprit et passe à l’acte. À ce moment-là, le livre vous explose subitement en pleine figure. Et j’ai éprouvé rétrospectivement du dégoût au seul fait d’avoir lu les pensées que Kurt nourrissait à l’égard de cette jeune fille. Tout ça est formidablement amené par Lucas Rijneveld. Si le livre aborde le problème du bien et du mal, c’est avant tout pour montrer à quel point il s’agit d’une question complexe.
Comment voyez-vous votre personnage ? Est-ce que vous la considérez comme une proie ?
Dans la première partie de l’histoire, je ne décrirais pas la jeune fille comme une proie. Cela commence par un amour véritable. Elle se débat avec des problèmes en relation avec la puberté et aussi avec des problèmes d’identité à quoi s’ajoute le trauma lié à la mort violente de son petit frère. Noyé dans le chagrin causé par la perte de son fils, son père est incapable d’avoir des échanges avec elle. Ça fait beaucoup de problèmes à gérer pour une enfant de son âge. C’est pour ça qu’elle s’évade dans ses rêveries. Elle disparaît dans un monde qui l’absorbe toute entière et où sa tristesse peut s’exprimer.[...] Au fond d’elle-même, elle veut seulement qu’on fasse attention à elle et qu’on la comprenne. Kurt est la seule personne à s’intéresser à elle et à la prendre au sérieux, mais son désir suffoquant le dépasse. Le fait d’avoir été abusé sexuellement par sa mère quand il était enfant le conduit à avoir une relation malsaine avec les adolescents. C’est à partir de là que le récit prend un tour dramatique et que Kurt profite de l’instabilité psychologique de la jeune fille pour asseoir son emprise sur elle. C’est à ce moment-là qu’elle devient une proie.
Propos recueillis par Hugues Le Tanneur, novembre 2023