Après deux créations en dialogue avec des œuvres de Georges Balanchine, vous allez aux racines du ballet romantique, en vous référant à La Sylphide, créée en 1832 avec Marie Taglioni dans le rôle principal. Votre pièce aurait donc pu s’appeler Ballet romantique, mais vous lui donnez le titre le plus général possible. Pourquoi ?
Je l’ai intitulée Tanz parce que pour beaucoup de gens, et je pense à ma propre grand-mère, le spectacle de danse n’existe que sous la forme du ballet. « Danse » égale : Lac des Cygnes, Giselle etc. Par ailleurs, à la création des ballets romantiques, c’était plutôt vrai. C’était aussi la première fois qu’on utilisait des machines pour faire véritablement voler les danseuses, et je m’en inspire pour créer une scénographie qui affronte directement le rêve de voler, si déterminant pour la figure de la ballerine.
Vous avez étudié à Amsterdam, à la School for New Dance Development, connue pour son esprit avant-gardiste, ce qui correspond bien à votre univers, de ce fait le retour sur des ballets qui datent d’un, voire deux siècles peut alors étonner.
Mais la danse classique a également fait partie de ma formation ! Et dans mon premier dialogue avec l’histoire de la danse il s’agissait, en collaboration avec le chorégraphe Vincent Riebeek, de créer une pièce au sujet de Vaclav Nijinski, sous l’angle d’une personnalité queer qui a rompu avec beaucoup de codes du ballet. Plus tard, j’ai travaillé sur Apollon Musagète de Balanchine, au sujet d’un corps athlétique et compétitif volontairement stylisé, exagéré et surexposé. Avec Tanz, je voulais remettre sur le plateau tout ce que j’avais encore sur le cœur au sujet du ballet.
À un moment de Tanz, vous demandez aux personnes dans la salle si elles ont déjà assisté à un spectacle de ballet ou pratiqué cette danse. Et vous-même ?
Je n’ai jamais cultivé le rêve de devenir ballerine. Je viens plus du sport. Enfant, je pratiquais l’acrobatie et le patinage. Plus tard j’ai fait une grande excursion dans les sports de combat comme le kick-boxing. En ce sens, ce qui m’intéresse dans le ballet, c’est la performance physique et l’extrême discipline qu’elle nécessite.
Qu’est-ce qui vous fascine exactement dans le dépassement de soi et la performance physique ?
C’est probablement le processus d‘entraînement, plus que son résultat. Aussi nous commençons le spectacle autour d’une classe à la barre au lieu d’exposer la danse. Il s’agit d’expliquer la pratique quotidienne de la ballerine, si dure physiquement. Elles ont réellement les pieds en sang, mais personne n’est censé le voir. Tout le mythe du ballet est fondé sur cette hypocrisie.
Il s’agit de se dépasser, parfois dans la douleur physique, au ballet comme dans certaines expérimentations que vous mettez en scène.
J’ai appris à exercer un contrôle sur mon corps pour me le réapproprier. Pour moi, avoir entraîné son corps à tenir debout sur pointes jusqu’à pouvoir se concentrer sur l‘expression artistique est tout à fait comparable à la gestion d’une forme de douleur, jusqu’à ne plus la ressentir.
On entend beaucoup parler d’images difficilement soutenables dans vos pièces, mais Tanz offre au moins autant de douceur et de poésie.
Il est vrai qu’on peut s’étonner de voir les personnages s’offrir mutuellement des soins, mais ma manière d’aborder le monde du ballet est en vérité pleine de douceur, comme dans les relations entre la professeure et ses élèves. Et si mes pièces sont pleines de paradoxes, cela reflète nos rapports avec le ballet classique ou encore nos notions de beauté, en danse et ailleurs.
La professeure est jouée par Beatrice Cordua qui vient d’avoir 80 ans. En 1972 elle écrivit une belle page de l’histoire du ballet, car elle fut…
…la première à danser nue sur une scène d’opéra, au Staatsoper de Hambourg, dans Le Sacre du printemps de John Neumeier. Je l’ai rencontrée lors d’un événement sur la nudité dans l’art et elle a tout de suite dit qu’elle avait envie de jouer le rôle d’une professeure de ballet façon « sale ». Nous avons donc construit le spectacle autour d’elle.
Elle ne peut être « sale » que par rapport aux normes dominantes concernant l’âge ou la nudité. Vos spectacles semblent vouloir mettre en cause ces stéréotypes car vous retournez comme un gant les normes patriarcales du ballet. Dont le rêve de voler, incarné par la ballerine éthérique.
Le ballet romantique exacerbe les fantasmes sur la femme fragile et innocente mais sensuelle, à travers les pointes et les grands jetés. Nous sommes donc parties de la thématique de l’envol qui est un thème fondamental du ballet et j’ai cherché des artistes capables de nous transmettre des techniques comme la suspension par les cheveux.
Et le côté gore avec les images de chair transpercée ou de sang, qui peuvent donner le vertige ?
Certes, nos zooms vidéo avec leurs détails sanglants ne sont pas toujours agréables à regarder. Mais les défis surmontés par les interprètes créent une complicité avec le public, car lui aussi repousse ses limites, en affrontant une esthétique différente et en changeant son regard, découvrant une nouvelle perspective par rapport à la beauté. Et soudainement il en trouvera, là où il n’attendait que laideur et effroi.
Propos recueillis et traduits de l’allemand par Thomas Hahn