• D’où vient l’idée de travailler le toucher pour votre première pièce ?
Laura Bachman : Initialement, mon premier projet en tant que chorégraphe devait être un solo, où je voulais évoquer la transmission entre générations, parler de ma mère et ma grand-mère. En avançant, j’ai réalisé que c’était trop intime et que je n’étais pas encore prête à en faire quelque chose d’universel. Ces réflexions sont arrivées pendant la crise du Covid, à un moment où on s’est beaucoup questionné sur le toucher, un thème qui m’intéressait depuis longtemps et sur lequel j’avais envie de réaliser un court-métrage de danse. Dans les films, j’adore les plans sur la peau ou les mains et tout ce que cela peut raconter, de manière silencieuse. L’idée du court-métrage s’est finalement déplacée vers ce projet, qui faisait écho à ce que l’on était en train de vivre, même si je n’ai jamais souhaité faire un spectacle “sur” le Covid. Simplement, il y avait une évidence à en parler à ce moment-là.
• Ne me touchez pas doit son titre à une phrase du livre Le Carnet d’or de Doris Lessing : que représente ce livre pour vous ?
L. B. : La phrase complète est “Ne me touchez pas car j’ai peur de ressentir”. J’ai lu ce livre au sortir de l’adolescence et il a été très important dans ma vie de femme, notamment parce qu’il parlait de sexualité de façon décomplexée et vraie, très éloignée de ce qu’on peut lire dans les magazines féminins, par exemple. L’autrice évoque ce que c’est que d’être une femme, le rapport aux hommes, aux autres femmes. Doris Lessing s’est battue pour son indépendance, tout en adressant son rapport complexe et interdépendant avec les hommes.
• Comment avez-vous trouvé votre chemin au sein d’une thématique aussi vaste que le toucher ?
L. B. : J’avais des idées assez précises : je voulais explorer différentes situations physiques que j’avais organisées en blocs. Je souhaitais notamment évoquer l’haptophobie, la peur du toucher, et quelque chose lié à la violence potentielle du toucher. Il y avait également l’idée de se toucher à travers des habits ainsi qu’une tâche d’improvisation physique et chorégraphique. J’avais travaillé ces blocs en amont, dans un spectre qui allait de la violence à la douceur, de l’invasion au réconfort. C’est sur la tension entre ces polarités que nous nous sommes concentrées. Enfin, il y a une dernière piste que j’ai explorée : pendant la crise du Covid, j’ai regardé beaucoup de vidéos tournées dans des studios de Los Angeles où répètent les danseurs et danseuses qui travaillent avec Beyonce, Nicki Minaj, Ariana Grande etc. Souvent, dans ces vidéos, les filles se touchent beaucoup le corps, de façon assez sexualisée. Cela accompagne des chansons qui ont quelque chose de très sexuel mais portent également une revendication. Cette façon de se réapproprier son corps tout en restant dans le spectre d’un fantasme très masculin, m’interroge beaucoup. Je voulais explorer ce paradoxe. Au fil du travail sur ces différents blocs, nous avons affiné et fait des choix mais les grandes idées étaient présentes en amont.
• Comment avez-vous choisi Marion Barbeau pour vous accompagner sur ce projet ?
L. B. : Initialement, je devais travailler avec un danseur que j’avais rencontré quand je travaillais avec Benjamin Millepied mais cela s’est avéré trop compliqué en termes de planning. C’est à ce moment-là que Marion et moi nous sommes retrouvées. Nous étions ensemble à l’école et au ballet de l’Opéra de Paris mais sans vraiment nous connaître. Quand on s’est recroisées, cela a été un coup de foudre amical. J’ai réalisé que je pouvais très bien élaborer ce duo avec une autre femme et pas nécessairement un homme et que c’était avec elle qu’il fallait le faire. Le travail avec Marion a été d’une grande simplicité. Elle était prête à tout essayer et elle m’a fait confiance. Certaines de mes idées étaient très précises et je la guidais ; d’autres faisaient l’objet d’improvisations que nous filmions pour décider ensuite ce que nous souhaitions garder ou pas. Nous étions dans un dialogue permanent. D’une manière générale, la pièce est un vrai travail collaboratif. La musique, composée et interprétée par l’accordéoniste Vincent Peirani et le percussionniste Michele Rabbia, est aussi le fruit d’un échange constant et d’une recherche à quatre.
• Comment s’est posée la question de votre langage chorégraphique, après des années à utiliser le vocabulaire d’autres chorégraphes ?
L. B. : Au tout début, j’ai souvent été seule en studio, avec la tentation de rejeter tout pour trouver quelque chose qui me soit propre. Mais en réalité, ce qui m’est propre, c’est mon parcours et l’ensemble des vocabulaires que j’ai traversés, de la danse classique aux pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker. J’ai accepté l’idée que c’est un processus qui va prendre tout le reste de ma vie : chercher ma manière de bouger tout en étant nourrie de tout ce qui m’a traversée, chercher comment le transmettre pour créer - avec les autres - un langage personnel. J’aimerais me diriger vers la danse théâtre. Pour une première création, je ne voulais pas me lancer dans une pièce avec du texte mais je souhaitais une forme de théâtralité dans la recherche. Je pense que c’est à cet endroit que j’ai pu trouver un vocabulaire propre.
Propos recueillis par Vincent Théval, septembre 2023