« La musique est capable de produire par elle-même des images abstraites qui appartiennent à chacun. » Romeo Castellucci - La Villette
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© Monika Rittershaus
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« La musique est capable de produire par elle-même des images abstraites qui appartiennent à chacun. »

Romeo Castellucci métamorphose la Résurrection de Mahler en un « chant de la terre » poignant.


À la Grande Halle, Romeo Castellucci métamorphose la Résurrection de Mahler en un « chant de la terre » poignant. En mettant en scène cette symphonie monumentale sous la direction du chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, Castellucci propose une vision où la musique devient une réflexion visuelle intense, dévoilant une fosse commune symbolique. La symphonie se transforme en méditation visuelle, invitant chaque spectateur à une introspection morale, questionnant la légitimité de ce qu’ils choisissent de voir. Une expérience où chaque regard est un acte de courage et de réflexion profonde. Dans cet entretien, il nous explique les raisons qui l’ont poussé à mettre en image une telle œuvre, revient sur le choix de ce décor, et les défis à transposer ce projet monument à La Villette.

Quel rapport entretenez-vous avec la musique de Gustav Mahler ?

Je suis venu à Mahler par Le Chant de la Terre (composé en 1908-09 également pour voix et grand orchestre, Le Chant de la Terre est la dernière œuvre achevée de du compositeur, Ndlr.). Je suis toujours impressionné par l’architecture émotive chez lui, qui est à la fois très fine et très massive, qui mélange l’extrême intimité et l’emphase historique. Mahler, c’est comme une Chapelle Sixtine des sentiments.

De cette Symphonie n° 2, vous avez dit qu’elle doit s’écouter les yeux fermés, qui demande que l’on s’abandonne à la musique. Quel est alors votre rôle ?

À vrai dire, je suis fasciné par l’idée de mettre en scène des symphonies : jusqu’à présent, seul le cinéma a travaillé sur ce rapport avec la musique symphonique. Avec la symphonie, le spectateur n’est pas un spectateur ; c’est plutôt quelqu’un qui est en état d’écoute. Car la musique est capable de produire par elle-même des images abstraites qui appartiennent à chacun, sans besoin d’« accroche » visuelle, de livret, de narration – même s’il y a bien une forme de narration dans la Symphonie « Résurrection » : celle de l’arc de la vie, de l’enfance à la mort en passant par l’âge adulte. Proposer une image dans le contexte d’une symphonie, c’est donc déjà en soi une affirmation grave. C’est déjà se tromper, d’une certaine façon. Mais à mon avis, ça vaut la peine de se tromper. De proposer une image – surtout pas une illustration – qui soit à la fois très précise et ouverte à toutes les interprétations : il y a toujours un côté qui reste dans l’ombre. Et l’ombre, c’est exactement la place du spectateur : chacun de nous doit prendre une décision, non pas esthétique, mais morale. Le spectateur doit décider s’il est juste de voir ou non. Ça, c’est à mon avis la question radicale qu’il faudrait toujours se poser au théâtre, et aussi dans la vie : s’il est moral de voir ou pas. Regarder n’est pas un geste innocent.

« Il appartient à chaque spectateur de décider de la moralité de ce qu’il est en train de regarder, de l’acte même de regarder. »

Et en l’occurrence, le regard porte sur quelque chose de très, très sombre…

Il s’agit d’une fosse commune. Cette image que je propose résonne dans le titre de l’œuvre : Résurrection. C’est le seuil qui permet de rentrer dans la symphonie et dans la musique. Ce couple titre/image va éclairer différemment la symphonie de Mahler, et nous la faire écouter d’une manière qui donne à ce mot de résurrection une dimension terrestre. C’est – pour citer Mahler lui-même – un « chant de la terre ». Cela devient littéralement autre chose, mais il appartient à chaque spectateur de décider de la moralité de ce qu’il est en train de regarder – de l’acte même de regarder. Voilà le paradoxe : on est dans une salle où est jouée une symphonie, et c’est sur le regard que porte l’interrogation. Sur une image à laquelle on ne peut échapper, qui est comme martelée.

Il y a un décalage fondamental : ce n’est pas illustratif, on ne suit pas le rythme de la musique comme on le fait avec un ballet ou un opéra, il y a comme une « fissure » entre l’image et le son. Et la fissure, c’est ce petit espace, ce détachement qui s’offre à la conscience, pour réfléchir : qu’est-ce qu’on est en train de voir ? qu’est-ce qu’on est en train d’écouter ?

J’avais conçu ce spectacle bien avant la guerre en Ukraine, bien avant le 7 octobre 2023, sans penser que l’on verrait encore des fosses communes. Mais ainsi va l’Histoire. Je m’étais inspiré des ONG qui font ce travail très important de « résurrection » des noms. Parce qu’il faut pouvoir retrouver les corps, identifier les cadavres pour pouvoir pleurer ses morts. Et c’est là l’autre paradoxe : même si l’image est dure – on sort de terre des cadavres, des dizaines, des centaines de cadavres –, au fond, il y a la grâce, il y a l’humanité. Les protagonistes, ce ne sont pas les cadavres, mais les gens qui creusent la terre pour les en extraire – avec des gestes que l’on retrouve dans l’iconographie chrétienne. Une tâche éprouvante, ininterrompue, qui à la fin les laisse épuisés, à côté de ce grand trou dans la terre qui est comme une bouche ouverte, qui crie contre le Ciel.

Comme ces enfants qui jetaient des grenades en plastiques sur le visage de Jésus dans votre pièce de 2010, Sur le concept du visage du fils de Dieu ?

Si vous voulez. Mais il y a toujours une protestation contre Dieu Qui est une forme de prière. Même Jésus a protesté sur la croix – et ça, c’est aussi un héritage grec, une image grecque sur une vision chrétienne… On proteste toujours contre le Ciel, contre sa propre condition, peut-être aussi contre le simple fait d’être né. Cette protestation originelle est selon moi à la base de l’expérience de l’art. Je pense que l’art et les artistes ont toujours travaillé sur cette forme de protestation divine, avec différentes stratégies évidemment… La théologie est partout sous une forme négative. Elle n’est pas du tout un acte de foi, au contraire, le signe qu’on est plutôt en train de perdre la foi. C’est ce qui fait la différence. Parce qu’à cela répond évidemment le silence de Dieu. Dieu ne parle pas.

Cette pièce, que vous définissez comme une « installation dynamique », est très contextuelle : elle est très liée au Festival d’ Aix-en-Provence, au Requiem de Mozart que vous y avez monté en 2019 (la terre que vous utilisez en est issue) et au Stadium de Vitrolles, gigantesque bâtiment désaffecté où elle a été créée… Qu’attendez-vous de cette transposition à La Villette ?

C’est en effet un défi !  À La Villette il n’y aura pas l’histoire du Stadium, cette ruine contemporaine aux murs de béton. Mais la présence de la terre devrait être plus forte : les murs étant noirs, on ne devait pas les voir, et la terre ressortira alors beaucoup plus fortement. Cela devrait donner une perspective un peu plus métaphysique…

Propos recueillis par David Sanson, juillet 2024

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