François Chaignaud et Geoffroy Jourdain travaillent leur nouvelle création, Tumulus, sur un temps long, étalé sur presque trois ans, la plupart du temps en résidence à La Villette. Leur objectif est de faire évoluer ensemble des chanteurs qui dansent et des danseurs qui chantent, afin de créer une pièce qui repose uniquement sur les corps.
GEOFFROY JOURDAIN
Pouvez-vous nous parler d’un de vos chocs artistiques ?
Je propose de citer un film dont le souvenir m'accompagne de façon très inspirante dans ce que j'ai entrepris artistiquement ces derniers temps, et en premier lieu dans mes discussions avec François Chaignaud au sujet de t u m u l u s : After life de Hirokazu Kore-Eda.
En transit vers l’au-delà, les morts ne peuvent y emporter qu’un seul souvenir de leur vie. Pour revivre une dernière fois l’émotion de ce souvenir, une équipe des limbes aide les défunts à en reconstituer la scène, en vue de la filmer, et de la leur diffuser avant leur ultime départ. J'ai appris récemment que ce film de 1998 est basé essentiellement sur une démarche documentaire. Les personnages sont majoritairement incarnés par les participants de ce qui était d'abord une enquête : "si vous ne pouviez emporter qu'un seul de vos souvenirs dans la mort..."
Si vous deviez citer un artiste qui vous a particulièrement inspiré, qui serait-ce, et pourquoi ?
Ai-je le droit de citer François Chaignaud :-) ?
Chacun de ses spectacles est un monde en soi, mais reste connecté aux performances passées. Chacun de ses spectacles parle, au-delà de son propos lui-même, d'une pratique, sur les plans littéral, physique et intellectuel, en évitant avec raffinement les méta-discours.
Enfin, le travail en collaboration avec François est en soi une source d'inspiration. Il concilie, en équipe, le fait de ne pas douter avec le fait de ne jamais enfermer les choses. L'écriture avance dans une dynamique de recherche continue, d'ouverture et de discussion ; jamais dans l'exclusion des idées nouvelles. Je me nourris de son exigence, de sa rigueur et de son écoute.
Pouvez-vous nous parler d’un lieu, d’un endroit où vous avez vécu une expérience créatrice particulière ?
Sans hésiter, mes récentes visites de grottes ornées dans le Sud-Ouest de la France. Et en particulier celle de Niaux en Ariège, dont les peintures datent de l'ère magdalénienne. La découverte du fameux "salon noir" où se trouvent la plupart des figurations pariétales est un choc en soi, mais c'est également la déambulation dans l'obscurité pour y parvenir qui rend cette expérience bouleversante. Plonger, s'abandonner dans l'inconnu, pour retrouver les traces d'une mémoire enfouie, dans une clarté vacillante, à jamais auréolée de mystères...
Dans la culture pop (émission radio, télé, BD, livres…), quelle est votre madeleine de Proust ?
J'ai beau m'être particulièrement penché sur le sujet en co-fondant La Pop il y a quelques années avec Olivier Michel, je crois que je n'ai toujours pas cerné ce que l’on doit ranger sous le terme de culture pop, d'autant que le clivage "populaire/savant" a tendance à me crisper ces temps-ci. Il représente un frein terrible à la création.
Mais puisque vous parlez à la fois de BD et de Madeleine de Proust, je cite avec plaisir les albums de Philémon de Fred, madeleine que je partage avec mon ami metteur en scène Benjamin Lazar.
FRANÇOIS CHAIGNAUD
Pouvez-vous nous parler d’un de vos chocs artistiques ?
Je me sens constitué d'une infinité de chocs, d'impressions, fugaces ou durables, et ce foisonnement est trop précieux pour avoir envie de l'élaguer en palmarès. mais si je pense à ce qui m'a conduit à cette création t u m u l u s, me revient la très vive émotion ressentie en découvrant - en 2013 - les traditions polyphoniques de Gourie en Géorgie. J'ai été bouleversé par la beauté des harmonies, des rapports entre les rythmes et les timbres. Mais surtout j'ai été fasciné de m'approcher d'une pratique artistique qui n'a aucun rapport avec les traditions scéniques, qui semble uniquement gouvernée par des motivations spirituelles, communautaires. La pratique de ces chants opère aussi comme un véhicule de mémoire, maintenant vibrants et sensibles des affects, des sonorités, des paysages intérieurs éclos il y a plus de mille ans.
Si vous deviez citer un artiste qui vous a particulièrement inspiré, qui serait-ce, et pourquoi ?
Je pense à Dominguinhos da Pedra, qui vit depuis des décennies en ermite dans une sorte de caverne troglodyte au Brésil. Un film de Cao Guimarães documente cette vie inouïe, faite de rituels savants et minutieux, ponctuée de chants oraculaires, et saturée de rêve éveillé. Ce film vu récemment m'a fortement impressionné. La beauté de cette grotte, qui semble se prolonger jusqu'aux entrailles de la terre et ouvrir jusqu'à l'infini du ciel, la relation au temps - prévisible et crépitant sont fascinantes. Il nous rappelle aussi combien l'art est intimement lié aux circonstances qui le voient naître, et surtout que l'art peut surgir hors des théâtres, des musées ou des institutions. Au moment de rentrer dans une nouvelle session de répétitions pour t u m u l u s, qui suppose une grosse infrastructure, je pense souvent à la puissance étincelante et solitaire de Dominguinhos.
Pouvez-vous nous parler d’un lieu, d’un endroit où vous avez vécu une expérience créatrice particulière ?
Je pense à l'acoustique des églises romanes, dont les voussures savantes, augmentent et mettent en valeur les harmonies naturelles d'un son, faisant entendre d'abord l'octave et la quinte d'un son. Pratiquer ou improviser dans ces espaces est très émouvant. On comprend soudain pourquoi certaines musiques anciennes semblent reproduire ces échos mouvants. Et on accède à une dimension magique, non spéculative, de la musique et de l'art, à laquelle il me parait fertile et précieux de se connecter.
Dans la culture pop (émission radio, télé, BD, livres…), quelle est votre madeleine de Proust ?
Tout le travail consiste à sans cesse défaire les haies placées entre différentes expressions, différentes cultures, supposément savantes ou populaires. J'écoute beaucoup de rap français, réputé plus ou moins commercial - PLK, Ziak, Damso, PNL etc. Le lyrisme, les phrasés, les rythmes, les productions, les thèmes évoqués provoquent des émotions complexes et addictives.
