« Don Quichotte est une sorte d’emblème. » Gwenaël Morin - La Villette
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« Je trouvais que Jeanne Balibar ressemblait à Quichotte. » Gwenaël Morin

Gwenaël Morin s’attaque à l’un des monuments littéraires les plus emblématiques : Don Quichotte de la Manche de Cervantès.

Dans une mise en scène audacieuse de Quichotte, Gwenaël Morin s’attaque à l’un des monuments littéraires les plus emblématiques : Don Quichotte de la Manche de Cervantès. À travers une interview captivante, il dévoile son approche unique du roman, mariant le chaos créatif des répétitions à une réflexion profonde sur la nature du théâtre. En explorant la naissance du célèbre chevalier à travers une performance à la fois brute et poétique, le metteur en scène recrée un univers où chaque scène devient un miroir de l’œuvre originale, tout en restant imprégnée de la spontanéité du moment.

Quichotte a été créé à Avignon dans le cadre du projet « Démonter les remparts pour finir le pont », qui consiste à monter des grands classiques du répertoire mondial en fonction de la langue invitée chaque année au festival. Comment vous êtes-vous emparé de l’œuvre titanesque de Cervantès ?

Don Quichotte est une sorte d’emblème. On dit que le français est la langue de Molière, l’anglais la langue de Shakespeare, l’italien celle de Dante, l’allemand celle de Goethe… et l’espagnol celle de Cervantès. À l’instar de Quichotte qui livre son destin aux instincts de son cheval Rossinante, on est partis à l’aventure dans le livre. On a d’abord travaillé au hasard, en tirant au sort les chapitres. Après, il a fallu trouver un mode de réduction, un axe de lecture. On a opté pour la performance, et on a décidé de commencer au début et de continuer jusqu’à être arrêtés par le temps. On n’est pas arrivés bien loin, à la fin du chapitre huit (il y en a 126 en tout), c’est à dire au moment où Sancho Panza entre dans l’histoire, et où Quichotte mène le combat contre les moulins. On a en quelque sorte monté la naissance de Quichotte.

« Il y a des moments où on est très assidus, très pointus sur le texte, et d’autres où on improvise, mais toutes ces variations renvoient au côté disparate du livre. »

On retrouve dans Quichotte le côté « bric-à-brac » de votre esthétique…

La partition est pétrie de toutes les énergies, les inquiétudes, les enthousiasmes, les frustrations que génèrent les répétitions et le travail de recherche. Il y a des moments où on est très assidus, très pointus sur le texte, et d’autres où on improvise, mais toutes ces variations renvoient au côté disparate du livre. Cervantès a assemblé des éléments complètement épars : chansons, poèmes, réflexions philosophiques, récits amoureux, tentatives de pastorales, récits, aventures… C’est ce qui en fait un roman très puissant. L’auteur arrive à faire coexister des choses qui, sans son génie, ne seraient qu’un ramassis de choses éparpillées, sans relation les unes avec les autres. Le spectacle rend compte de cela, non pas parce qu’on a copié Cervantès, mais parce que c’était la dynamique des répétitions. On pourrait dire, comme Albert Serra lors d’une rencontre à Avignon, que Quichotte est moins la narration d’une aventure que l’aventure d’une narration. Ainsi, le spectacle est aussi le récit de sa fabrication.

La réflexion métathéâtrale est au cœur de vos pièces, qui ont souvent l’air de s’inventer en direct, devant le public.

Au théâtre, on vient exercer notre capacité à être attentif, ce qui est, je pense, l’expérience la plus passionnante de celle de spectateur. Être attentif, c’est d’une certaine manière s’oublier soi-même. On devient entièrement écoute du monde, regard sur le monde, s’en pour autant s’en abstraire. Les amoureux peuvent avoir le sentiment de sentir la planète tourner avec eux dans l’immensité. C’est ça être attentif : arriver à ce point d’acuité de la beauté de l’univers, ce qui peut avoir un côté mystique. La philosophe Simone Weil dit : « Être attentif, c’est détruire du mal en soi ». Il y a une dimension morale dans cette citation, mais, dans une grande part du théâtre depuis les Grecs, ce qui est mis sur l’autel du sacrifice, c’est l’ego. Être attentif, c’est l’inverse d’être égoïste.

Vous parlez aussi de vous rapprocher d’un « théâtre de la cruauté ». En quoi Don Quichotte est-il un personnage artaudien ?

Aujourd’hui, on perçoit Quichotte comme un bonhomme plutôt sympathique, un doux dingue, et le livre de Cervantès comme une œuvre humaniste. C’est très paradoxal, parce que Quichotte ne cesse de se vautrer, et de se faire tabasser, frapper, moquer, exploiter. Tout cela est écrit de manière à générer du rire ; c’est très singulier. Ça résonne avec le projet d’Artaud dans le déploiement de la violence qui nous habite pour servir d’exutoire, produire une catharsis. Le jeu de Jeanne [Balibar] restitue cette violence : elle fait rupture sur rupture, change de voix… On sent que son corps, dans l’énonciation du texte, est travaillé, déformé, étiré, et qu’elle est elle-même dans une sorte de lutte héroïque avec le texte, et plus encore avec le « métatexte », c’est-à-dire les images, les représentations, qui recouvrent le texte lui-même. C’est très évocateur de la manière dont Artaud, par ses éructations, exprimait quelque chose que les mots eux-mêmes ne pouvaient pas contenir, jusqu’à inventer sa propre langue, une espèce de langue d’instinct, d’infra-langue qui parlerait encore plus près du cœur, de l’intestin (notre autre cerveau). Sans qu’on en ait tellement parlé, Jeanne amène par le corps le scandale de l’existence, cette revanche de la créature qui se retourne contre son créateur pour se réapproprier son existence. « Quitte ta famille », peut-on lire dans les évangiles. « C’est naître qu’il n’aurait pas fallu », dit Beckett. Quand Quichotte quitte la littérature pour revendiquer la vie, quand il décide de tout plaquer pour partir à l’aventure, c’est un arrachement, un processus de création de soi-même qui est exaltant, mais parfois douloureux. D’où le « scandale » : le cri est à la fois de douleur et d’extase.

« Au théâtre, on vient exercer notre capacité à être attentif, ce qui est, je pense, l’expérience la plus passionnante de celle de spectateur. »

Pourquoi avoir choisi Jeanne Balibar, c’est-à-dire une actrice et non un acteur, pour jouer Quichotte ?

Je ne connaissais Jeanne que via les images, mais je trouvais qu’elle ressemblait à Quichotte. Elle est grande, fine ; son visage et sa féminité correspondaient à la manière que j’avais d’imaginer Quichotte. D’habitude, je ne distribue pas les rôles en fonction de ce que j’imagine, mais là c’est ce que j’ai fait. Et puis, à la fin du Don Quichotte de Grigori Kozintsev (1957), alors que le héros est sur son lit de mort, Dulcinée apparaît à travers la fenêtre de la chambre en filigrane, comme un fantôme, et l’exhorte à ne pas mourir. Quand il lui demande pourquoi, elle répond : « mais parce que si tu meurs, qui continuera de m’imaginer ? ». Jeanne Balibar est à la fois Quichotte et la Dulcinée de cette apparition ; il peut rêver Dulcinée à travers Jeanne. D’une certaine manière, Quichotte a accompli la mission qu’elle lui confie, puisque 400 ans après, nous continuons tous de rêver Dulcinée.

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour La Villette, juillet 2024

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