« Contrairement à un musicien ou un danseur, les jongleuses et jongleurs n’ont pas de formation académique. » Collectif Petit Travers / Quatuor Debussy - La Villette
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« Contrairement à un musicien ou un danseur, les jongleuses et jongleurs n’ont pas de formation académique. » Collectif Petit Travers / Quatuor Debussy

Le Collectif Petit Travers et le Quatuor Debussy fusionnent jonglage et musique, dans leur spectacle Nos Matins intérieurs.


Nos matins intérieurs est le fruit d’une rencontre fascinante. Dix jongleurs du Collectif Petit Travers, leurs balles traçant des arabesques lumineuses, se fusionnent avec les harmonies du Quatuor Debussy. Ce ballet chorégraphique marie la modernité audacieuse de Marc Mellits à la splendeur intemporelle de Purcell, créant un dialogue envoûtant entre gestes aériens et musique raffinée. L’œuvre promet une immersion sensorielle où chaque mouvement devient une note et chaque éclat de lumière une mélodie, explorant l’harmonie entre le passé et le présent. En amont de la présentation de leur spectacle à La Villette, Christophe Collette du Quatuor Debussy et Nicolas Mathis du Collectif Petit Travers reviennent sur leur rencontre et sur l’origine du projet.

Nos matins intérieurs est le fruit d’une collaboration entre la compagnie de jonglerie Collectif Petit Travers et le Quatuor Debussy. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Christophe Collette : Depuis plus de 25 ans maintenant, on interroge avec le Quatuor Debussy la forme du concert. On a travaillé avec des danseurs, des circassiens, des marionnettistes… Ça faisait longtemps que j’avais envie de partager la scène avec des jongleurs et des jongleuses parce que leurs balles blanches m’évoquent des notes de musique. Je connaissais le Collectif Petit Travers car Nicolas et Julien attachent beaucoup d’importance à la musique, et ne sont pas sans le faire savoir. En novembre 2017, je suis allé voir un de leurs spectacles, et je leur ai proposé de travailler ensemble autour d’un compositeur américain contemporain, Marc Mellits. Il appartient à la deuxième génération de compositeurs de musique minimaliste ou répétitive, dans la lignée de Philip Glass, Steve Reich, John Adams. Son écriture se caractérise par des mouvements plutôt courts, avec des tempos et des atmosphères variés, très toniques ou très poétiques. Il joue de la guitare électrique, il fait du funk, du hard rock… C’est aussi un grand amateur d’opéra, et il arrive dans son écriture à mélanger selon les mouvements le lyrisme opératique et l’énergie du rock et du funk.

Pourquoi avoir adjoint des pièces de Purcell à celles de Marc Mellits ?

Nicolas Mathis : On aime bien travailler avec deux styles de musiques différentes, un très moderne et un plus ancien, mais qui peuvent se rapprocher dans leurs architectures.

Christophe Collette : Ils avaient envie de travailler sur la forme fuguée. Plutôt que de se tourner vers L’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach, qui est beaucoup utilisé dans le monde du spectacle, je trouvais plus intéressant de s’emparer des Fantaisies pour viole de Purcell. Au niveau de la structure, les Fantaisies, généralement construites dans quatre parties, alternent les parties lentes et vives. On peut les répéter à l’envie, et elles sont dotées d’une rythmique très régulière. Elles ont été écrites en 1685, mais n’ont pas été publiées à l’époque car elles étaient tellement modernes sur le plan harmonique qu’elles auraient été incomprises ; ce n’est qu’au xxe siècle qu’elles ont suscité de l’intérêt. Ce qui est passionnant dans la confrontation de ces deux univers, c’est de se poser la question de la modernité. Qui est le plus moderne des deux, entre un compositeur qui a écrit il y a dix ans environ, et un autre il y a plus de 300 ans ? Harmoniquement, les Fantaisies sont beaucoup plus audacieuses que la musique de Mellits, qui sera peut-être plus innovante en termes d’énergie, mais la complexité d’écriture est vraiment chez Purcell. Mellits a une sorte de simplicité dans son écriture, par exemple dans son utilisation de l’unisson, à l’inverse d’un Purcell qui jouera sur la polyphonie à quatre voix.

Le spectacle a la particularité d’être construit à partir de la vie personnelle des interprètes. Pouvez-vous revenir sur cette dimension « intérieure », pour reprendre le titre ?

Nicolas Mathis : Les musiques choisies nous ont donné envie de travailler avec un groupe de dix jongleuses et jongleurs. Pourtant, pour la première fois, on n’a pas voulu gommer les singularités de chacun, mais au contraire les utiliser. Aller chercher dans leur intimité, leur histoire, des choses qui constitueraient des ingrédients du spectacle et qui contrasteraient avec les grands effets de groupe. Contrairement à un musicien ou un danseur, les jongleuses et jongleurs n’ont pas de formation académique. Chaque jongleur professionnel est, d’une certaine manière, quelqu’un qui s’est fondé dans une pure singularité.

Julien Clément : Au fil de discussions collectives et d’entretiens menés par Stéphane Bonnard et Jean-Charles Massera, nous avons abordé différentes thématiques : la joie particulière de la jonglerie, notre rapport à la pratique dans l’enfance, les problèmes spécifiques qu’elle pose, les obsessions qu’elle génère… Il s’agissait de parler en tant que personnes, et pas seulement en tant qu’interprètes. Jean-Charles Massera, qui a beaucoup travaillé pour la radio et le théâtre, a ensuite réuni toute cette matière pour écrire les textes.

Nicolas Mathis : La question centrale était : quel impact une pratique virtuose quotidienne a-t-elle sur les artistes ? Il y a une dimension d’émancipation très forte au niveau professionnel, par les collaborations, les rencontres, etc. ; et en même temps une véritable aliénation due à la nécessité de pratiquer intensément, au fait d’avoir une obligation de résultat, etc.

« Chaque jongleur professionnel est, d’une certaine manière, quelqu’un qui s’est fondé dans une pure singularité. »

Finalement, il s’agit de construire une réflexion sur la jonglerie elle-même…

Nicolas Mathis : Le spectacle montre ce qu’est un groupe de jongleuses ou jongleurs et au travail, avec tous les contrastes qui peuvent exister d’une personne à l’autre. Il y a une très grande variété de profils parmi nous, depuis celui qui a commencé à l’école de cirque de Kiev à 13 ans jusqu’à celle qui s’est formée dans des spectacles moyenâgeux à partir de 19 ans. Nos parcours n’ont rien à voir, et l’idée est de montrer comment tout cela cohabite et construit un langage commun. Les textes résonnent avec l’écriture chorégraphique, l’éclairent d’une autre manière pour le public. La mise en rapport de tous les éléments (la lumière, la musique, l’écriture chorégraphique, la vie des personnages, l’évolution de la dynamique de la jonglerie, etc.), comme un ensemble de voix tissées les unes avec les autres, vient épaissir la sensation du spectateur devant les images proposées.

Julien Clément : La parole nous permet en outre de donner à entendre aux spectateurs les perceptions qui forgent l’expérience de chaque jongleur. Par exemple : une attention au poids de la balle, au rythme, à la peur… Toutes choses qui sont en lien à la fois avec nos émotions et notre environnement, mais qui sont difficiles à transmettre uniquement avec la jonglerie, qui est souvent d’abord regardée dans sa dimension graphique, ou bien comme un exploit. Le fait de mettre en jeu plusieurs manières d’aborder cette pratique (comme un entraînement, une recherche esthétique, un langage, une nécessité affective, une tare peut-être, etc.) nous permet de la présenter comme un véritable médium artistique, générateur de sens.

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour La Villette, juillet 2024

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