« C’est ça qui m’intéresse, dire l’indicible par le corps. » Blanca Li
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© Crédit photo
© Dan Aucante
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« C’est ça qui m’intéresse, dire l’indicible par le corps. » Blanca Li

Blanca Li revient sur la genèse de sa nouvelle création Didon et Énée, qui prolonge son travail autour de l’opéra du même nom.

Dans cet entretien, Blanca Li revient sur la genèse de sa nouvelle création, Didon et Énée, qui prolonge son travail autour de l’opéra du même nom. Elle nous partage son interprétation du célèbre mythe et des sentiments incompris des personnages, et explique ses choix de mise en scène et de chorégraphie qui placent les émotions au cœur de la pièce. Nouvellement nommée présidente de La Villette, elle aborde également ses projets pour le parc et sa vision de la culture.

Après avoir chorégraphié l’opéra Didon et Énée à l’invitation du directeur musical William Christie, directeur de l’ensemble baroque Les Arts florissants, vous revenez avec un ballet accompagné de la même musique. Pourquoi avoir souhaité prolonger le travail sur la partition de Purcell ?

Dans l’opéra, créé en 2023, les chanteurs interprétaient l’histoire de Didon et Énée avec la voix, et la danse apportait un second niveau de narration, exclusivement émotionnel. À partir du livret, on a imaginé quelles émotions ressentaient les personnages, et on a cherché à les dire par le corps. Quand la tournée s’est terminée, j’étais tombée complètement amoureuse de la musique, et j’avais la sensation de pouvoir aller plus loin avec la danse. J’ai donc enregistré Les Arts Florissants pendant l’une des représentations, et, quelques mois plus tard, les répétitions du ballet ont commencé, avec un groupe de 10 danseurs – 6 que je connais depuis longtemps, et 4 recrutés pour l’occasion. Dans le prolongement de ma mise en scène de l’opéra, le ballet raconte moins l’histoire de Didon et Énée que les émotions, les non-dits, la part d’indicible, associés à chaque étape de leur amour. C’est ça qui m’intéresse, dire l’indicible par le corps.

Didon et Énée s’achève par le suicide de Didon, abandonnée par l’homme qu’elle aime. Les femmes meurent si souvent à l’opéra qu’on a parfois l’impression que c’est tout ce qu’elles peuvent faire…

En tant que reine de Carthage en deuil de son mari, Didon transgresse plusieurs règles en vivant son amour pour Énée. Son suicide est provoqué par la trahison de son amant, mais aussi par la peur de devoir faire face à son peuple. Je me suis concentrée sur la multiplicité d’émotions que l’on peut ressentir face au suicide d’un proche. Énée est souvent présenté comme un personnage horrible qui s’en va, et c’est tout. Mais, dans le livret, il est piégé par une sorcière, et, dans la vie, on est parfois victime de situations qu’on ne peut pas contrôler. J’ai voulu montrer sa réaction après la mort de Didon, le poids de son regret et de sa culpabilité (justifiée), à travers un solo où il songe à se donner la mort. L’angoisse de devoir suivre un destin dicté par les dieux mais qui a provoqué la disparition de celle qu’il aime, et la douleur, l’horreur de cette perte sont tellement grandes…

Alors que l’opéra comportait un travail plastique important, signé Evi Keller, le ballet prend au contraire place dans un espace épuré, dépouillé. Pourquoi ce choix ?

D’habitude j’utilise toutes sortes d’éléments scéniques, mais là, je voulais un espace vide. Il y a un cyclo, la lumière, la danse, et de l’eau sur la scène. La mythologie antique est remplie d’histoires de mer ; je voulais ramener l’idée du voyage, de l’expédition maritime, qui dans ce contexte a quelque chose de définitif, et la sensation d’infini, d’espace sans limite. L’épure permet aussi de mettre au centre les mouvements et les émotions, qui sont universelles et intemporelles. L’histoire pourrait se passer hier, aujourd’hui, demain…

Vous avez l’habitude d’utiliser un langage chorégraphique différent pour chaque spectacle, et de vous nourrir d’influences du monde entier. Quel langage avez-vous inventé cette fois-ci ?

On a travaillé les mouvements en partant de l’endroit où siègent les émotions dans le corps, à savoir le diaphragme. Ils ont tous été créés à partir du diaphragme, aucun ne vient d’un autre endroit. Ça génère un langage corporel très particulier, comme des vagues qui se meuvent constamment. Par ailleurs, à cause de l’eau sur le sol, c’est un ballet qui glisse beaucoup ! Ça a été tout un travail d’apprendre à freiner, arrêter, maîtriser les mouvements sur l’eau. Ça donne une légèreté incroyable, on dirait que les corps n’ont pas de poids, comme si on était vraiment dans la mer.

« L’épure permet aussi de mettre au centre les mouvements et les émotions, qui sont universelles et intemporelles. L’histoire pourrait se passer hier, aujourd’hui, demain… »

Quel est votre processus de création avec les danseurs ?

Ma première tâche consiste à trouver la bonne troupe, celle qui sera adaptée au spectacle que je veux faire. Ici, les interprètes sont très différents, à tous les niveaux. Tout en étant ancrés dans le contemporain, ils ont tous un langage propre. Ensuite, je leur fais faire des improvisations collectives, et je les observe. Par exemple, je leur demande de traverser des émotions comme le désespoir, la tristesse, ou bien d’explorer des mouvements de hanche en imaginant qu’ils sont en couple. Pour ça, on s’est inspirés de danses latines comme la salsa. Je leur ai aussi demandé d’imaginer qu’ils étaient sur un bateau, qu’ils ramaient, qu’ils tombaient dans l’eau. On a beaucoup rigolé. J’adore arriver avec une idée, et regarder comment on peut jouer avec. Au fur et à mesure, je récupère certaines de leurs propositions, je les organise, puis on affine et on construit ensemble. J’adore ces moments, ils sont toujours très ludiques, très exaltants !

Vous venez de prendre la tête de La Villette. Que pensez-vous que la danse et les arts vivants en général puissent nous apporter en ces temps politiques dangereusement glissants ?

Le spectacle vivant propose des moments de partage, de communion, qui peuvent nous changer à tout jamais – ça m’est arrivé. On se transforme au contact de l’art. La création nous donne accès au point de vue, à la pensée de l’autre. C’est cette richesse que j’ai toujours aimée et cultivée. À La Villette, avec tout ce qui existe (la Grande Halle, la Cité des Sciences, la Philharmonie, Little Villette, le Conservatoire, etc.), on a la chance d’avoir une immense ouverture sur le monde. Le Parc permet en outre d’accueillir énormément de personnes et de formes différentes. C’est ça qui m’importe. Pour moi, la culture doit aller toujours plus loin vers l’ouverture à la vie, à la diversité, à toutes les cultures. Il faut aussi aller davantage à la rencontre des gens qui pensent que l’art et la culture ne sont pas pour eux, à travers des événements festifs et populaires gratuits par exemple. Il reste du travail pour que la culture soit totalement accessible. Le Parc est déjà très vivant, et je voudrais qu’il le soit encore plus. Que La Villette soit un lieu où l’on vient régulièrement en étant sûr qu’à chaque fois, il va se passer quelque chose de différent — un moment de plaisir, de joie, de réflexion… Pour cela, on va continuer les expositions, les actions d’éducation, les résidences d’artistes, le cirque, etc., et je vais insister sur les cultures urbaines, le hip hop. Je voudrais créer un festival de théâtre en plein air, dans le Parc, comme le cinéma l’été. Je vais aussi créer plus de liens avec les Micro-Folies. Et organiser beaucoup de fêtes !

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour La Villette, juillet 2024.

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