« Skinless est une célébration de la vie et de ses infinies mutations. » Théo Mercier - La Villette
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« Skinless est une célébration de la vie et de ses infinies mutations. » Théo Mercier

À la croisée de la performance immersive et de l’installation brute, Théo Mercier invite le spectateur à une expérience radicale où l’amour et les déchets se rencontrent de manière inattendue.


À la croisée de la performance immersive et de l’installation brute, Skinless invite le spectateur à une expérience radicale où l’amour et les déchets se rencontrent de manière inattendue. Le metteur en scène et plasticien Théo Mercier nous dévoile les motivations derrière cette scénographie unique, ainsi que sa quête pour repenser la production artistique dans un monde en mutation. Entre exploration de la matière et engagement écologique, il nous fait part de sa vision d’un théâtre qui questionne autant qu’il éveille, tout en inversant les dynamiques traditionnelles du spectacle.

Entre performance et installation éphémère, Skinless se déploie sur une mer de détritus. Comment en êtes-vous arrivé à imaginer une telle scénographie ? 

Dans mon travail de metteur en scène et de sculpteur, j’aime mettre en lumière ce qui est dans l’ombre, mettre la périphérie au centre, inverser les dynamiques d’attraction du monde. Comme n’importe quel artiste aujourd’hui, les questions de production occupent par ailleurs presque deux-tiers de mon temps. Je suis donc amené à m’interroger sur ma responsabilité écologique et économique en tant que fabriquant, diffuseur et grand voyageur. Comment produire différemment dans le monde abîmé que l’on connaît ? Comment continuer à avoir un geste maximal tout en ayant un impact écologique minimal, du moins le plus minimal possible ? Pour chaque projet, j’essaye de trouver des manières différentes de fabriquer et de produire. Je n’identifie jamais de solution définitive, que des hypothèses. La porte d’entrée de Skinless, comme de la plupart de mes pièces, est son territoire, son contexte ; l’écriture de l’histoire arrive en second. J’ai besoin de matière pour créer un environnement ; c’est elle qui, souvent, est mon premier personnage. Je me suis donc demandé comment transporter du décor sans transporter de décor. Il fallait que je source une matière que je pourrais systématiquement trouver localement. Or, ce qu’on trouve dans le moindre village jusqu’à la plus grande des mégalopoles, ce sont les restes. C’est comme ça que je suis arrivé aux déchets, et qu’on se retrouve aujourd’hui face à 90 tonnes d’ordures compressées, qui proviennent à chaque fois de la ville dans laquelle on joue. 

Paradoxalement, l’histoire est une histoire d’amour. Comment avez-vous pensé l’articulation entre deux thématiques (l’amour et les déchets) a priori opposées ? 

J’ai imaginé cette pièce après une rupture amoureuse. Les déchets racontent par essence une histoire de séparation, de chute. Ils sont les peaux mortes du désir, les restes de quelque chose qu’on a souvent voulu très fort. Skinless fait un parallèle entre les détritus et les souvenirs, les restes, d’une histoire d’amour. Je voulais inventer un territoire de réconciliation avec ce qu’on a rejeté, ce qu’on a blessé. Cet espace est par ailleurs très sensuel. Les personnages comme les spectateurs sont physiquement impliqués dans la matière, il n’y a pas de prise de distance possible. Ici on ingère, on digère, on transforme, on mue… Être vivant, c’est inévitablement produire du déchet. Skinless est en ce sens une célébration de la vie et de ses infinies mutations. Ce jardin d’Éden inversé questionne le pouvoir subversif des déchets, et tente de réinventer une relation à ce qui reste.

Skinless pose effectivement la question de la mutation, avec ces peaux que les personnages laissent, s’enlèvent, et les nouvelles qu’ils se créent… 

D’une certaine manière, le spectacle n’est qu’une longue scène de transformation. Les personnages ne sont jamais dans un état défini, arrêté ; ils sont en perpétuelle mutation. Leur relation est trouble : ils sont à la fois frères, amants, collègues, guerriers, ennemis, amis. Elle est sans cesse redéfinie, car eux-mêmes n’ont pas d’identité stable. Cet état de mutation, de transition permanente, est vital, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Ce territoire dévasté est une sorte de compost amoureux du monde. Et si c’était de là que tout allait redémarrer ? Qu’est-ce qui pourrait naître des ruines du capitalisme ? Ce monde en métamorphose est aussi un endroit d’espoir. D’où une histoire d’amour plutôt qu’une histoire apocalyptique. Même si l’univers est assez sombre, étrange, on est tournés vers la lumière. Je ne pose pas de discours dénonciateur ou culpabilisant sur les déchets (de toute façon ils parlent d’eux-mêmes), je ne parle pas non plus de désastre écologique. Je demande : comment embrasser ce monde dévasté ? 

« Les déchets racontent par essence une histoire de séparation, de chute. »

Les spectateurs sont debout, entourés par les déchets. Pourquoi les avoir placés dans le décor, avec les performeurs ?

Depuis longtemps, la place physique du spectateur, les chorégraphies de regards, le temps que l’autre met à disposition pour expérimenter une œuvre, sont au cœur de mes réflexions. Ici, il était très important que le spectateur soit impliqué physiquement, qu’il ne soit pas tranquillement assis dans un fauteuil à regarder de loin un couple s’aimer dans un tas d’ordures. Il fallait qu’il soit dans un endroit de retrouvailles forcées avec ce qu’il a laissé derrière, qu’il soit touché par la matière, les insectes, l’odeur… Qu’il y ait une implication physique collective, un endroit de prise de responsabilité. Ce n’est pas le rituel bourgeois habituel, mais ce n’est pas punitif non plus. Du côté des performeurs, ça demande un énorme travail parce qu’ils n’ont aucun endroit de repli ; ils sont à vue à 360° en permanence. Ils sont cernés, au même titre que le spectateur est cerné par les balles de déchets compressés. Cette proximité nous a permis de travailler sur de très petites choses. Le spectateur est ici davantage un observateur, qui regarderait des insectes ou des reptiles dans un vivarium. Finalement, on observe moins une histoire qu’une manière d’être au monde. 

Votre travail se situe dans ce que vous appelez la « zone grise » entre le white cube des galeries et la boîte noire des théâtres. Qu’est-ce que cet entre-deux vous permet ? 

Ça laisse la place d’imaginer de nouveaux rituels. Il n’y a pas d’habitude scénographique, économique, etc. Je peux inventer à la fois la peinture et le cadre. Mes projets sont toujours très différents et très ambigus. Ce que je propose ne rentre généralement pas dans les cases, donc je dois en inventer de nouvelles. Pour créer de nouveaux rituels, il suffit souvent de pas grand-chose. Être debout au lieu d’être assis, ça ne raconte déjà pas la même histoire. C’est sur ces endroits-là que je travaille ; j’essaye de proposer de nouvelles manières de regarder le monde.

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour La Villette, juillet 2024

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